風の谷のナウシカ : Naushika de la vallée du vent — et la Princesse qui aimait les insectes.



En première entrée effective de la série manga (漫画, マンガ), jetons un œil du côté du classique et néanmoins excellent 風の谷のナウシカ (kaze no tani no naushika, Nausicaä de la vallée du vent) de Miyazaki Hayao (宮崎駿), pré-publié entre 1982 et 1994.

Naushika a le mérite, non des moindres, de poser la question : Pourquoi diable Miyazaki n'a-t-il choisi pas la voie du manga plutôt que celle de l'animation ? Probablement parce qu'il préfère celle-ci à celle-là ; mais c'est que ces volumes sont une réussite certaine : malgré la densité des vignettes et du texte — c'est autre chose que le pré-digéré actuel —, l'épopée entraîne et conquit, et les heures de lecture s'enquillent, subrepticement, mais sûrement.

Je ne vais pas conter l'histoire : ça se trouve partout — par exemple ici. En revanche, voici un petit lien inédit, que les amateurs de contes japonais anciens apprécieront aussi : La princesse qui aimait les insectes — traduit par un ami japonais exilé à Paris, musicien émérite et anciennement miyazaki-otaku, toujours capable de réciter tous les dialogues du film éponyme en fredonnant toutes les mélodies. C'est quelque chose, et il faut le voir pour le croire... Enfin bref.

Il fut, comme je viens de le dire et comme vous le savez tous, adapté en film d'animation en 1984 — second long métrage pour Miyazaki, après ルパン三世 カリオストロの城 (Lupin sansei kariosutoro no shiro : Le château de Cagliostro) — ; mais ça ne vaut pas les sept livres que compte la série de volumes reliés — lecture éminemment recommandable.


A fin d'être certain que le lien ne disparaisse un jour, voici la copie du texte de l'étrange conte japonais, tel qu'il se trouve sur le site pré-lié :


La Princesse qui aimait les insectes
(nouvelle traduction, inédite)

Conte extrait des Histoires qui sont maintenant du passé, recueil japonais du XIIème siècle.
Ce conte a inspiré à Miyazaki certains traits de caractère de sa Nausicaä.


LA PRINCESSE QUI AIMAIT LES INSECTES

Il était une fois une princesse d’une rare beauté. Fille de Fujiwara Munesuke, elle appartenait à une famille de haute lignée. Elle aimait les insectes, et tout particulièrement les vers et les chenilles. Elle était chérie par ses parents.

Il est laid et insensé de louer les papillons et les fleurs. L’homme porte en lui la vérité. Il faut saisir la véritable apparence des choses de notre monde. En cela réside l’âme vraie. La princesse collectait des insectes horribles. « Allons observer leur croissance. » Elle les mettait dans diverses boîtes. « Ce sont, entre autres, des chenilles ; je suis fascinée par leur apparence, qui inspire l’âme profonde. » Le jour et la nuit, elle lissait ses cheveux, les faisait passer derrière ses oreilles, et elle veillait les chenilles qu’elle plaçait dans ses mains. Les jeunes femmes en étaient effrayées, si bien qu’elles ne pouvaient servir auprès de la princesse. Alors la princesse se faisait servir par de petits garçons qui avaient une position sociale basse. Elle les priait de collecter des insectes, dont elle demandait ensuite le nom. Quant aux nouveaux insectes, elle s’amusait à leur donner un nom.

« Tout homme ne doit pas être paré », disait la princesse. Elle n’épilait pas ses sourcils. À propos du noircissement des dents, elle disait : « C’est ennuyeux, dégoûtant » ; elle refusait cet usage [1]. Jour et nuit, en affichant son sourire aux dents blanches, elle chérissait ses insectes. Les femmes de la maison s’enfuyaient en paniquant, tandis que la princesse leur disait : « Que vous êtes triviales, indécentes ! », les embarrassant davantage.

Ses parents pensaient qu’elle était anormalement différente. Ils avaient honte, non pas parce qu’elle était anormale, mais parce qu’ils avaient du mal à lui dire : « Tu es anormale », honteux à l’idée de recevoir une réponse pleinement juste, issue d’une réflexion si sage et si profonde. Cependant, ils lui dirent : « Les gens aiment les choses dotées d’une belle apparence. Mais tout de même, aimer des chenilles si répugnantes !… Ils pensent que c’est anormal et dégoûtant. » La princesse leur répondit : « Cela ne me dérange pas. Il faut saisir la source de toute chose ; puis, si on en voit les conséquences, on en saisit enfin l’essence. Cela est élémentaire. La chenille devient le papillon. » Pour preuve, elle montra une chenille en train de se métamorphoser. « La soie est faite par des vers. Si le ver quitte le cocon et se transforme en papillon, il sera inutile pour produire de la soie. » Les parents ne pouvaient rien dire, déconcertés. « Les démons et les femmes ne doivent pas être vus », songeait-elle. Depuis lors, avec dédain, la princesse ne parlait plus à ses parents qu’à travers un store.

Les servantes disaient : « Elle se donne l’air si sage, mais son plaisir devient embarrassant » ; « Je me demande quel genre de chanceuses pourraient être au d’une princesse qui aime les papillons ». Une servante récita : « Pourquoi suis-je au service d’une princesse qui chenille reste sans cesse ? ». Une autre servante lui répondit en riant : « J’envie le papillon et la fleur comme l’on dit, moi dont les jours empestent la chenille ». Les autres servantes poursuivirent : « C’est ennuyeux, ses sourcils ressemblent à des chenilles » ; « Ses dents sont tellement blanches que ses gencives ont l’air de peler ! » ; « Même si le froid hiver arrive, ce n’est pas de robes dont on a besoin, puisque nous avons ici tant de fourrure de chenilles. » Une femme de maison, assez stricte, qui avait entendu cette conversation, gronda ces servantes : « Quelles bêtises racontez-vous, jeunes filles ! Je pense que la personne qui loue le papillon n’est pas magnifique : je dirais plutôt qu’elle est inintéressante - comme le dit la princesse, le papillon n’est qu’une conséquence. Certes, la chenille n’est pas le papillon. Mais la princesse s’intéresse seulement au processus de métamorphose qui existe entre le ver et le papillon. Je pense justement que cela est profond. De plus, la poudre des ailes du papillon, quand on la prend dans les mains, donne, paraît-il, des maladies. » La remarque de cette femme ne fit qu’ajouter de l’huile sur le feu.

La princesse donnait aux enfants tout ce qu’ils souhaitaient s’ils lui rapportaient différents insectes qui avaient une apparence horrible. « Les poils des chenilles sont charmants, et pourtant il n’existe pas de chant en leur honneur. » Elle ordonna aux enfants d’aller chercher des mantes religieuses et des escargots ; ils chantaient ensemble à haute voix : « À quoi servent les cornes d’escargot ? À combattre ? » « Par ailleurs, disait-elle aux enfants, vos noms manquent d’originalité » ; elle leur donna des noms d’insectes : Criquet, Grillon, Crapaud et ainsi de suite.

Il y avait un bel homme, de haute naissance, que rien n’effrayait ; il entendit l’histoire de la princesse. « De cela, elle va avoir peur », pensa-t-il, et il fabriqua un stratagème avec sa ceinture de kimono, afin que celle-ci ressemble à un serpent ; il la mit dans un sac et l’envoya, avec une lettre. Une femme de maison réceptionna le sac et vit le message : « Même si je dois ramper, auprès de vous je resterai, moi qui ai un cœur aussi éternellement long qu’est long ce leurre. » « Ce sac est étrangement lourd », dit-elle. La princesse approcha d’elle le sac. Le cou du faux serpent surgit. Une horrible sensation s’empara de tous et créa la panique. « Namuamidabutsu ! Namuamidabutsu ! [2] » « Ne paniquez pas, dit la princesse avec malgré tout un tremblement dans la voix ; dans ma prochaine vie, je serai peut-être son enfant. » Elle adressa des reproches à tous ceux qui avaient paniqué. « Votre réaction est puérile, légère. Votre pensée, qui repousse ce serpent, est ignoble », murmura-t-elle. Elle approcha d’elle le sac, avec quand même de la crainte : elle tremblottait comme virevolte un papillon. Les femmes s’enfuirent en riant. Le père entendit ce chahut.

« Qu’est-ce donc que cette diablerie ? dit-il. Vous, vous avez quitté le lieu ; c’est impardonnable. » Il prit un sabre, courut. Il observa attentivement le serpent : c’était un faux. Puis il dit, tenant le serpent dans ses mains : « Dans ce monde, il existe quelqu’un qui est fort habile ! Il a dû envoyer ce colis dans l’idée qu’on le féliciterait de sa ruse. Répondez-lui donc très vite, et débarrassez-nous de ce serpent ! » Les servantes adressaient des conseils à la princesse : « Si vous ne lui répondez pas, il y aura des commérages. » Alors, la princesse écrivit sur un papier non décoré : « Nous nous reverrons au paradis, il m’est donc difficile de rester auprès de vous, qui avez une apparence de langue de serpent. »

L’homme reçut la lettre : « Sa manière d’écrire est étrange, pensa-t-il. Je voudrais à tout prix la voir en vrai. » Ce jeune homme, accompagné de son valet, voulut la voir. En l’absence du père, les deux hommes se déguisèrent en femmes et entrèrent dans le jardin. Ils entendirent un garçon tout à fait ordinaire qui disait : « Sur cet arbre, ils sont tout serrés. C’est impressionnant ! ». Ce garçon ouvrit le store de la cabane et dit : « Princesse, il y a des espèces très intéressantes. » La princesse lui répondit d’une voix claire : « C’est magnifique. Amène-les jusqu’ici. » « Je ne puis choisir, car il y en a tellement… Venez plutôt les voir. » La princesse sortit alors d’un pas vif. Elle tirait sa robe jusqu’à la tête, sa chevelure était jolie, raffinée jusqu’au front, mais le reste était négligé. Les traits épais de ses sourcils étaient nets, ils donnaient même une impression de fraîcheur. Sa bouche était charmante, mais parce qu’elle n’avait pas noirci ses dents, elle n’était pas à la mode. L’homme se dit : « Quel dommage ! Si elle était maquillée, elle serait plus belle. » Elle avait en effet une tenue inconvenante ; cependant, elle n’était pas laide. Elle était tout à fait extravagante ; elle était impressionnante, noble. Elle était rayonnante. Elle portait un uchigi [3] d’une couleur jaune pâle - ce qui rappelait le goût d’une personne âgée - et, par dessus, elle portait un autre uchigi, avec des motifs de grillons, et un hakama [4] blanc, que l’on aurait dit taillé plutôt pour un homme.

Elle redressa son buste pour voir de plus près les chenilles collées sur la branche. « Qu’elle sont mignonnes et jolies. Elles sont venues sur cette branche pour chercher l’ombre. Qu’on me les apporte toutes. » Les enfants obéirent et firent tomber ces chenilles. La princesse sortit alors un éventail, sur lequel elle s’exerçait à écrire. « Mettez-les donc là-dessus », dit-elle. L’homme et son valet, complètement stupéfaits, se dirent : « Chez une famille si noble et si cultivée, comment peut-on imaginer qu’il y ait une princesse pareille ? » Leur curiosité en fut encore piquée davantage. Un enfant qui était dans le jardin aperçut les deux hommes, et alla dire à une servante : « Derrière cette clôture, j’ai vu deux hommes étranges qui nous espionnaient. » La servante répondit : « La princesse perd la raison avec son jeu d’insectes : elle s’est tenue dans un endroit où on peut l’apercevoir. Il faut l’avertir. » En effet, la princesse était sortie et, folle de joie, faisait tomber les chenilles des branches.

La servante ne l’approchait pas, par peur des insectes ; elle dit : « Princesse, voudriez-vous bien rentrer ! On vous observe ! » La princesse pensa : « Elle veut encore me faire rentrer à l’intérieur de la maison. » Et elle lui répondit : « Je n’ai pas honte de m’exposer ! » La servante lui répliqua : « Ne dites pas une chose aussi lamentable ; il y a deux hommes, dont l’allure est pleine de noblesse, qui vous observent vraiment ! » La princesse demanda alors à un des enfants : « Va voir là-bas ». L’enfant se hâta d’aller voir, revint et dit : « C’est vrai. » La princesse se hâta de mettre les chenilles dans sa manche et se précipita à l’intérieur de la maison. L’homme vit sa silhouette : sa taille était comme il faut, sa chevelure descendait jusqu’au bas de sa robe. Comme elle n’entretenait pas ses cheveux, sa coiffure était naturelle et de forme bien proportionnée. L’homme se dit : « Même si on ne possède pas une belle apparence, on peut toujours s’embellir en changeant sa façon de parler, de se comporter et de s’habiller. Quel dommage qu’elle ne se présente pas convenablement ; au fond, je vois qu’elle est très élégante et très noble. Elle dérange tout le monde avec ses propos, mais elle est tellement différente ! Tout de même, pourquoi son âme est-elle éprise de ces diableries ? C’est regrettable. » L’homme se dit : « Je ne peux pas prendre congé de cette manière : je vais lui écrire, pour lui dire qu’au moins je l’ai vue. ». Il sortit un papier [5]. Voici ce que l’homme écrivit avec du jus d’herbe : « Eh toi, l’Oiseau-chenille à la si profonde fourrure, je veux t’attraper au gluau [6], pour dans mes mains te garder en lieu sûr. »

Il fit un geste avec son éventail pour appeler quelqu’un. Un garçon surgit. L’homme lui dit : « Remets ceci à la princesse. » Le garçon prit la lettre, la remit à une femme de maison. Celle-ci dit : « Ça alors, il se moque d’elle ! Il a dû voir le visage de la princesse en train de s’affoler avec ses écœurants insectes. » Telle fut sa plainte. La princesse dit : « Une fois que l’on a trouvé l’état d’éveil [7], on n’a nullement besoin d’avoir honte. Les hommes vivent dans un monde illusoire où tout est rêve. Celui qui s’y éternise, pourrait-il vraiment distinguer la bonne et la mauvaise chose ? » On ne savait que lui répondre, on ne pouvait qu’éprouver de la pitié.

L’homme attendait une réponse de la part de la princesse. Entre temps, les servantes et les enfants avaient tous été rappelés à l’intérieur de la maison. Ils discutaient ; ils affirmaient que la situation était lamentable. Parmi eux, il y avait quelques femmes qui s’étaient décidées à répondre à cet homme : « Mon âme qui, d’ordinaire, à celle d’un humain ne saurait ressembler, quand vous lui apprendrez votre nom, pourra se révéler. » L’homme répondit : « Nul se saurait être à la hauteur, si humble que vous soyez, jeune fille, même aussi petite que la taille de votre sourcil ! À la hauteur de vos sourcils de chenille. » Il s’en alla en riant.

Traduction : Yuta MASUDA, Edouard FELSENHELD


Notes

[1] Se noircir les dents est une coutume esthétique de l’époque médiévale.
[2] Incantation bouddhiste, charabia qui signifie : "Seigneur, aide-moi".
[3] Robe longue de l’époque, sorte de kimono.
[4] Sorte de pantalon, de large culotte.
[5] Ce papier était indispensable aux nobles de l’époque : il leur servait à la fois de mouchoir, de serviette et de feuille pour écrire.
[6] En japonais, torimochi : une sorte de glu pour attraper les mouches et les oiseaux.
[7] En japonais, Satori : l’état d’éveil, qui permet de tout savoir et comprendre.

2 commentaires:

Edouard Felsenheld a dit…

Bonjour, je suis Edouard Felsenheld. Grâce à une amie flûtiste, j'ai rencontré Yuta Masuda il y a quelques années et c'est moi qui l'ai incité à faire la traduction publiée sur votre site. Je suis très heureux que ce travail soit diffusée. Yuta a fait preuve d'une grande précision et d'une grande sensibilité. Je souhaiterais aussi vous parler de mon propre travail sur Nausicaä de la Vallée du Vent. N'hésitez pas à me contacter à mon adresse professionnelle, qui figure sur le site de l'université Lille 3.

n a dit…

Bonjour! J'ai suivi avec grand intérêt l'aventure de traduction de Yuta il y a déjà quelques années, et serai curieux de connaître votre travail. A bientôt, donc.